Les photomontages de John Heartfield
L'art comme projectile politique |Les études marxistes belges |

Lieven Soete

Lieven Soete est architecte et directeur du Centre International à Bruxelles où il dirige actuellement un groupe d'artistes qui étudie l'oeuvre de John Heartfield. Il est l'auteur d'un livre (qui n'existe qu'en néerlandais) sur le pacte de non-agression germano-soviétique du 23 août 1939. Il a écrit pour Solidaire plusieurs articles sur la politique et l'histoire de l'art en Union soviétique et en Allemagne et sur la Seconde Guerre mondiale.

John Heartfield (1891-1968) est un des grands artistes communistes, qui a voulu utiliser ses connaissances professionnelles pour contribuer à la transformation de la société. Dadaïste, il s'est insurgé contre la folie de la Première Guerre mondiale. Spartakiste, il s'est dressé contre l'empire germanique et la République de Weimar vermoulue. Antifasciste, il a disséqué comme un chirurgien la montée rapide du fascisme. Communiste, il a contribué à l'élaboration de l'expérience socialiste en RDA.

Partant d'un engagement social et politique concret, il était contraint, en tant qu'artiste, à des innovations fondamentales et n'a pas manqué de les élaborer, en pratique et en théorie.

Heartfield a fait un travail de pionnier dans le domaine des arts graphiques appliqués: couvertures de livres, affiches, illustrations, mise en page de périodiques, décors de théâtre. Il est l'inventeur du photomontage et a développé sur ce terrain une méthode et un style nouveaux, révolutionnaires qui ont fait de cette forme artistique une arme de classe redoutable.

Helmut Franz Jozef Heartfield voit le jour à Schmargendorf, près de Berlin, le 19 juin 1891. Son père, Franz, est un poète socialiste qui écrit sous le pseudonyme de Franz Held. Sa mère, Alice, est, jusqu'à son mariage, ouvrière textile. La famille émigre en Suisse et, plus tard, en Autriche. Helmut connaîtra à peine ses parents: tous deux meurent lorsqu'il a huit ans. Le père disparaît et va mourir dans une maison de pauvres. La mère s'éteint dans un hôpital. Helmut, son frère Wieland, de deux ans son cadet, et ses deux plus jeunes soeurs sont élevés dans des familles d'accueil. Lorsqu'il atteint l'âge de quatorze ans, Helmut veut devenir peintre et s'engage comme apprenti chez Hermann Bouffier. En 1908, il interrompt sa formation de libraire à Wiesbaden pour entamer des études de dessin et de peinture à l'académie de Munich. En 1911, il trouve un emploi au département publicitaire d'une fabrique de papier à Mannheim. C'est là qu'il réalise ses premières affiches. En 1913, il va à Berlin où il suit la classe de peinture à l'Ecole ouvrière d'art et d'artisanat. En août 1914, Wieland est appelé pour le front de Flandre. En février 1915, il revient parce qu'on le considère "indigne de porter l'uniforme de l'empereur". Helmut fait son service, lui aussi, en 1914 et doit normalement se joindre au Régiment Keizer Franz Jozef. L'auteur Else Lasker-Schüler, dont l'ami, le poète Georg Trakl, a péri sur le front autrichien, lui conseille de simuler une maladie nerveuse. Le stratagème réussit. Il est mis au travail comme aide-postier.

Pendant l'été 1915, les frères Herzfeld font la connaissance du peintre et dessinateur Georg Gross (1893-1959). Ils nouent une amitié à la fois artistique et politique. Gross est bien au courant de ce qui se passe dans les milieux artistiques progressistes européens. A Paris, il a rencontré les cubistes Braque et Picasso qui lui ont fait découvrir les futuristes (italiens). Il était en contact avec les innovateurs parmi les artistes et pacifistes bannis ou en fuite: les dadaïstes à Zurich. En 1916, les trois compagnons changent leur nom, en guise de protestation contre le nationalisme allemand. Ils ne peuvent pas digérer que la chanson de Ernst Lissauer soit imposée comme salut quotidien: "Gott strafe England! - Er strafe es!" (Que Dieu punisse l'Angleterre - qu'il la punisse!). C'est Helmut qui va le plus loin dans sa protestation: il change son nom en John Heartfield. Gross francise son prénom, qui devient George, et transforme son nom de famille en Grosz, à prononcer à l'anglaise (comme dans ‘boss'). Wieland est plus prudent: il ajoute un ‘e' à son nom de famille qui désormais "sonne plus internationaliste".

L'école de Neue Jugend et de Malik

En 1916-17, le trio édite la revue satirique antimilitariste Neue Jugend (Nouvelle Jeunesse). C'est une nouveauté sur tous les plans. Revue littéraire et artistique, elle paraît sous le format des journaux illustrés populaires américains. Le contenu s'en prend de manière particulièrement acerbe à toute la société bourgeoise et capitaliste. La mise en page est entièrement nouvelle.

«Le numéro spécial de Neue Jugend de juin 1917, qui présente la farde de lithographies de Grosz, est un des documents les plus précoces et les plus importants de la typographie moderne. On y retrouve déjà toutes ses caractéristiques: libération de toutes les méthodes typographiques traditionnelles; grands contrastes dans les formes, les nuances et les couleurs; utilisation de toutes les directions, sortes de lettres et photos. L'impuissance surchauffée contre la guerre capitaliste trouve son expression littéraire dans les articles politiques intitulés "Il faut être un homme de caoutchouc", "Tapez-vous le crâne contre le mur", "Travail Travail Travail: le triomphe de Christian Sciences", etc. La forme graphique reflète le chaos de cette époque», écrivait en 1928 Jan Tschichold, graphiste et collaborateur de Heartfield.

John et George partagent le même atelier. Grosz, qui n'a quasiment aucune formation ou vue politique, introduit un style de vie antibourgeois tourbillonnant et une haine impitoyable, cynique, de la guerre et de ses responsables. Comme dessinateur, il avait déjà développé un style incisif, très personnel.

«Pour m'approprier un style personnel qui rendrait justice à la brutalité forte, à l'insensibilité de mes objets, j'ai étudié les expressions les plus brutales de la pulsion d'expression. Les dessins des urinoirs m'ont semblé être les traces les plus directes d'un esprit chargé. Les dessins d'enfants m'ont aussi inspiré: pas d'ambiguïté. C'est ainsi que j'en suis venu tout doucement à ma manière de dessiner. J'en avais besoin pour coucher mes constatations sur papier.» (Voir illustration 1)

En 1914, Grosz s'était engagé comme volontaire pour pouvoir choisir lui-même son régiment. En 1915, il tombe gravement malade et est dispensé de service. Mais il connaît les horreurs du front, de première main.

Heartfield a une toute autre source d'inspiration. La colère et la résistance à cette guerre insensée se développent aussi parmi les soldats allemands. Facteur, il se rend compte de la manière dont ceux-ci contournent la censure sévère, dans les cartes et lettres qu'ils écrivent à leurs proches. Ils juxtaposent par exemple des coupures de journaux: une photo d'une fête d'officiers et, à côté, une photo des conditions de vie des soldats dans les tranchées; des textes de propagande sur les prétendus succès au front et des cartes postales d'un village de Flandre ou du nord de la France, toujours le même. A bon entendeur, le soin de comprendre le message. L'idée du photomontage est née: la juxtaposition de divers éléments pour créer un nouveau message. John et George se mettent maintenant à fabriquer eux-mêmes des cartes postales et à les envoyer. Ils collent des photos, des dessins et parfois des textes qui, par leur combinaison, deviennent dénonciation, démasquage.

Pour indiquer clairement qu'il ne veut plus être considéré comme ‘artiste', John s'habille du bleu de travail du monteur. Bien vite, il reçoit le surnom de 'le monteur'.

L'écrivain Franz Jung (1888-1963) devient un collaborateur fixe de Neue Jugend. Proche de l'aile radicale du SPD (les spartakistes) autour de Rosa Luxemburg, il introduit dans le groupe la discussion et la ligne marxiste-léniniste.

Lors de l'interdiction de Neue Jugend en 1917, Wieland Herzfelde, poète et écrivain, lance la maison d'édition Malik 3 . Le petit groupe dispose ainsi d'un nouveau support pour exprimer sa protestation et son énergie artistique. La maison d'édition devient un véritable laboratoire. Désormais, ils ne travaillent plus pour un petit groupe de connaisseurs ou de pairs, où il est de bon ton d'être excentrique et à contre-courant. Heartfield est contraint d'appliquer les nouvelles idées de mise en forme tout en tenant compte des lois contraignantes de la rentabilité de l'entreprise. Il faut que les livres se vendent. Ils doivent attirer l'attention et éveiller l'intérêt. Il ne suffit pas de choquer.

La photographie, arme nouvelle

En 1912, l'auteur satirique allemand Kurt Tucholsky (1880-1935) écrivait déjà: "Nous devons utiliser beaucoup plus de photos. L'agitation n'est jamais assez frappante. Rien ne démontre davantage, ne frappe davantage que des images. Avec des contradictions et des comparaisons. Et peu de texte." 4

L'homme de théâtre et écrivain soviétique Serge Tretiakov (1892-1939) écrit dans la biographie de Heartfield en 1936: "A juste titre, Lénine exigeait, dans une lettre au Commissaire adjoint au Développement populaire Litkens à propos de l'arsenal de la propagande bolchevique, que l'on utilise largement des photos avec légende explicative pour l'agitation et la propagande." 5

Vers 1916, John Heartfield décide de ranger au placard ses crayons et ses pinceaux pour se consacrer à la photographie comme arme principale. "Je voyais comment la presse bourgeoise utilisait dans sa lutte la photographie – les photos et les légendes étaient le plus souvent utilisées pour déformer la réalité. Quand des gens voyaient des caricatures, ils disaient souvent: "Non, c'est quand même exagéré!" La photographie a un effet plus convaincant. Les journaux bourgeois utilisaient la photographie pour glorifier la guerre. Les ouvriers devaient donc utiliser la photographie eux aussi pour rendre leurs publications plus vivantes – pour dire la vérité sur la guerre." 6 Wolf Reis, le photographe avec qui Heartfield collaborait intensément, écrit en 1936: "Le peintre Heartfield a jeté son pinceau et s'est emparé des ciseaux, non par caprice artistique, non par jeu snob pour faire, coûte que coûte, quelque chose de nouveau. Non, il voulait exploiter la force de conviction de la photographie pour la classe ouvrière révolutionnaire. Il voulait utiliser la force incontestable de la photographie contre ceux qui, jusque là, les avaient abusés, contre les exploiteurs." 7

La maison d'édition Malik est une des premières au monde à utiliser des photos pour rendre plus persuasives les couvertures de livres. "Nous voulions que, dès le premier coup d'oeil, nos livres soient attirants et qu'en même temps, ils aient aussi un effet agitateur. Même ceux qui n'achetaient pas le livre devaient être influencés en le regardant. Nous utilisions même les dos des livres à cet effet. Même sur l'étagère, le livre devait pousser à réfléchir et inciter à la lecture." 8

Mais les frères John et Wieland se heurtent à un nouveau problème: la combinaison du texte et de l'image. "Nous n'étions pas du tout heureux de la monotonie ennuyeuse et des conventions qui voulaient que le texte soit placé au dessus ou en dessous de la photo pour préserver la lisibilité. Celui qui voyait le livre devait avoir le sentiment qu'il s'agissait de la vie réelle des masses, de leurs besoins, de leur lutte. Ainsi, Heartfield écrivait ou dessinait le titre de manière accrochante dans la photo. Mais à nouveau, cela le rendait plus difficile à lire ou perturbait l'image. Ce problème l'incitait sans cesse à chercher et à créer. Pour chaque tâche, il recherchait la typographie la plus adaptée." 9 La collaboration et l'interaction nécessaire entre le mot et l'image sont cristallisées dans le duo formé de John, le monteur image, et Wieland, le poète et essayiste. Jusqu'à la mort de John en 1968, cette collaboration restera très intense.

Seules les années de guerre constituent une rupture forcée, perceptible aussi dans le travail. L'intégration du texte et du mot dans l'image (peinture) était déjà une des pistes qu'avaient expérimentées avec succès les cubistes (Braque, Picasso) et surtout les futuristes italiens (Marinetti, Carrà, Severini).

Par ailleurs, Heartfield continue à collaborer avec Grosz, plus intensément encore. Ils forment un collectif. Pour signer leurs oeuvres, ils utilisent un seul et même cachet: ‘Grosz-Heartfield mont'. Mont, l'abréviation de ‘monter', fait référence à la conception qu'ils avaient de leur rôle d'artistes, alors qu'autrefois, on utilisait classiquement pinx – l'abréviation du mot latin pinxit (il peignait / dessinait). Ils font surtout des collages avec des morceaux de texte, des mots, des lettres de toutes tailles, mélangées à des photos et des dessins. Mais on ne parlait pas encore de véritables photomontages, tel qu'Heartfield décrira ce nouveau concept dès le milieu des années vingt.

Dada et engagement (10)

A bien des égards, la Première Guerre mondiale représente la fin d'une époque. Si elle avait commencé dans une euphorie digne du dix-neuvième siècle pour enfin remettre de l'ordre en Europe et dans le monde grâce à une 'bonne guerre', il apparaît très vite que c'est l'effet contraire qui va être atteint. La bourgeoisie n'avait pu déclencher la guerre que quand les grands partis ouvriers s'étaient rangés à ses côtés et que le nationalisme et le chauvinisme avaient sérieusement écorné les idéaux du socialisme. Il fallait de la chair à canons et les dirigeants socialistes devaient veiller à en fournir, ce qu'ils ont fait dans tous les pays. Seuls quelques petits groupes marxistes continuent à s'opposer à la folie guerrière et à son caractère impérialiste: les bolcheviks sous la direction de Lénine en Russie, les spartakistes avec Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht en Allemagne.

Les artistes les plus progressistes se sont laissés prendre – parfois jusqu'à leur perte – aux pièges sociaux-démocrates. Quelques-uns, par exception, se sont opposés de manière conséquente à la guerre, en 1914, et ont choisi l'exil: Frans Masereel, Romain Rolland, Vladimir Maïakovski, les frères Herzfelde-Heartfield...

A partir de 1915, la situation se renverse. De nombreux artistes ont connu à leurs dépens les horreurs des massacres et de la guerre de tranchées. Dans tous les pays engagés dans le conflit règne un régime de terreur et de dictature de guerre. Nombreux sont ceux qui ont vu périr des amis ou les ont vu rentrer mutilés. Face à ce système capitaliste qui a engendré et qui justifie une telle barbarie, se développe un âpre ressentiment. Du même coup, c'est toute la ‘culture occidentale' à la base de ce système qui est visée. Tout est mis en question et parfois mis, littéralement, sens dessus dessous. La bourgeoisie, belliqueuse, a à ce point abusé des ‘valeurs solides' de l'art et de la culture que de nombreux artistes se ruent de manière frénétiquement sur le dépotoir de l'histoire. Coups de gueule, coups de pied, de griffes, crachats et écorchures... partout en Europe, les artistes changent de cap. L'Art en tant que tel –avec une majuscule – est ‘aboli'. A la place, vient le ‘dada'– sans majuscule. Et ne demandez pas ce que cela signifie! A la fois tout et rien. Mais pas ‘l'Art'. Certainement pas l'art qui sert à travestir joliment le système.

En Suisse, où les exilés politiques et artistiques de toute l'Europe se sont rassemblés, le dadaïsme voit le jour en 1915, autour du Cabaret Voltaire. Hans Arp, Tristan Tzara et Richard Huelsenbeck dirigent le... combat de boxe, l'attraction favorite de ces ‘happenings'. Pendant ce temps, à Petrograd, Velimir Khlebnikov, les frères David et Vladimir Bourliouk, Vladimir Maïakovski et les cubofuturistes organisent des soirées du même acabit. A New York, ce sont Alfred Stieglitz, le français Marcel Duchamp et Man Ray qui donnent le ton. En France, c'est d'abord à Nantes puis à Paris que Jacques Vaché, André Breton, Louis Aragon, Paul Eluard, Philippe Soupault et Francis Picabia lancent le mouvement dadaïste. A Anvers, on trouve Paul Joostens et Paul Van Ostaijen. A Berlin, c'est notre trio Herzfelde – Heartfield – Grosz qui animent la lame de fond du dadaïsme berlinois.

La caractéristique commune aux groupes et individus dadaïstes est en première instance la critique fondamentale de la société: contre la guerre, contre la bourgeoisie qui organise et glorifie le massacre. On peut parler d'un engagement social prononcé qui, pour beaucoup d'artistes, conduira à des poursuites, à la misère, à la prison, à l'exil ou, s'ils sont encore au front, à la mort. Presque partout, les organisations politiques marxistes développant une analyse claire et une stratégie concrète font défaut. Dans cette situation apocalyptique, il n'est pas étonnant que la plupart des artistes ne trouvent pas leur voie de leur propre chef et se lancent dans toutes les directions: du nihilisme militant à toutes sortes de thérapies occupationnelles métaphysiques, en passant par l'activisme et la collaboration avec l'ennemi officiel. Ce n'est pas un hasard si, précisément là où existe une organisation marxiste-révolutionnaire, le dadaïsme s'engage concrètement dans les révolutions politiques et sociales locales: les cubofuturistes en Russie et le groupe berlinois.

Deuxième caractéristique propre à tous les dadaïstes, l'aversion profonde pour tout ce qui ressemble aux ‘valeurs éternelles', ‘sentiments universels', l'art ‘sublimé'. C'est que la guerre en a révélé le caractère mensonger, terre à terre. Ce qu'ils veulent avant tout, c'est attirer l'attention sur cette damnée réalité. Ils tirent à boulets rouges sur les (néo)expressionnistes, une forme d'art où pourtant de nombreux antimilitaristes et pacifistes se sont engagés. Pour les dadaïstes, il n'y a plus d'espace en art pour s'occuper des sentiments individuels de l'artiste. Et l'artiste ne doit plus tenter d'exprimer des ‘sentiments universels', même s'il s'agit de colère, de ressentiment ou d'impuissance. Toutes ces images et valeurs belles et fortes ont définitivement volé en éclats. C'est la tâche des artistes de tailler en pièces les derniers masques et mensonges qui maquillent encore cette société pourrie. Aussi, le collage devient une des formes les plus usitées parmi les dadaïstes. Le cabaret ou le music-hall est la forme de collage favorite de tout ce qui est présenté comme ‘dada'. La poésie devient un travail de coupage et de collage de mots et de lettres de toutes sortes et de toutes tailles. La musique s'inspire du jazz, technique de collage par excellence. Dans les arts plastiques, les artistes poursuivent sur la voie tracée par les cubistes et les futuristes. Toutes sortes de matériaux d'usage quotidien, parfois des détritus, sont intégrés dans les ‘peintures' ou ‘sculptures': coupures de journaux, fragments de photos, de papier peint, de textile, sable et graviers, éclats de bois et de fer, etc.

Constructeurs d'un monde nouveau

En Russie, la révolte contre la guerre, l'appauvrissement et la terreur qu'elle entraîne conduit d'abord au renversement du tsar en février 1917 et, en octobre, à l'éviction de toute la bourgeoisie qui ne s'est pas avérée capable de mettre un terme à la guerre. Les bolcheviks entreprennent leur vaste expérience politique et sociale.

Le groupe autour de Maïakovski – avec notamment le poète Alexander Blok, le peintre Nathan Altman et l'homme de théâtre Vsevolod Meyerhold – est le seul des multiples petits groupes d'artistes d'avant-garde à se ranger immédiatement et avec tout son engagement derrière la révolution. Maïakovski réussit à faire travailler avec enthousiasme presque tout le monde des artistes progressistes et d'avant-garde pour la défense et l'édification de la révolution. En 1918, ils publient leur revue De Kunst der Commune avec Nikolaï Pounine, Vladimir Tatline, Ossip Brik, Kasimir Malévich, Boris Kouchner. Ils prennent des responsabilités dans les nouvelles structures de l'Etat et dans les grandes écoles et institutions artistiques. Comme Maïakovski s'occupe surtout des Fenêtres Rosta pendant la guerre civile et est presqu'en permanence parmi les soldats, les paysans et les ouvriers, c'est Vladimir Tatline (1885-1953) qui devient la figure de proue du mouvement des artistes révolutionnaires. Toute une génération de jeunes artistes le rejoint: Alexandre Rodtschenko, Lazar El-Lissitzky, Serge Tretiakov, Serge Eisenstein, Dziga Vertov – avec un grand groupe de femmes: Popova Lioubov, Alexandra Exter, Barbara Stepanova, Nadejda Oudaltsova... Ils développent sur diverses pistes une nouvelle théorie et une nouvelle pratique artistique qui doit devenir un cylindre du moteur de la nouvelle société. Tatline généralise la dénomination de leur mouvement: le constructivisme. Ils s'appellent les constructeurs – d'un nouvel art, d'une nouvelle société. Sur les débris de l'ancienne société, de ses arts et de sa culture, il faut créer un nouvel art total.

En 1919, Lénine déclare la faillite de l'ancienne Deuxième Internationale socialiste. Presque tous les partis socialistes ont du sang sur les mains et de la colle réformiste dans l'esprit, après leur collaboration avec l'impérialisme pendant la guerre. Une nouvelle internationale, la Troisième Internationale Communiste– le Komintern, est fondée. Tatline conçoit un monument qui doit devenir le bureau central du Komintern à Moscou. Il doit être un centre d'agit-prop dans lequel l'agence d'information, les Fenêtres Rosta, le studio radio, des bibliothèques, des ateliers, des espaces d'exposition... doivent être centralisés. A l'extérieur, sur un gigantesque écran, des films d'actualité du monde entier seraient être projetés chaque jour. Du point de vue technique et architectural, le projet est extrêmement osé et innovateur. Une énorme spirale symbolise le renouveau, le progrès et l'espoir dont est porteuse l'expérience socialiste. Solidement ancrée dans la matière et la réalité, la tour tourne dans un ensemble de plus en plus complexe vers un avenir encore inconnu mais plein d'espoir. Le projet n'a pas été réalisé – techniquement et formellement, il était trop en avance sur son temps – mais, partout, la tour de Tatline est devenue le symbole de la société nouvelle et de l'art nouveau. En Union soviétique, des modèles réduits ont été portés, année après année, par les ouvriers dans les défilés du 1er mai. Hors de l'Union soviétique, Tatline et sa tour du Komintern sont devenus la bannière derrière laquelle se sont rangés les artistes engagés et révolutionnaires. A l'exposition mondiale de Paris en 1925, la tour de Tatline était une des grandes attractions du pavillon soviétique.

L'art comme projectile

Dans les autres pays engagés dans le conflit, le harassement de la guerre et la révolte croissent à vue d'oeil à partir de 1917. En mai 1917, une grande mutinerie éclate dans l'armée française. Près de la moitié de cette armée est impliquée dans cette indiscipline 'collective'. Les mutineries sont réprimées violemment et, longtemps, leur existence est tenue secrète. 11 Avec la révolution en Russie, elles constituent un signal à l'adresse de la bourgeoisie: il est temps de mettre un terme à la guerre, qui, si elle se prolonge, pourrait bien signifier la fin de tout l'ordre capitaliste en Europe. Les Etats-Unis jettent dans la balance leur énorme poids économique et bientôt militaire, si bien que fin 1918 les armées allemandes doivent demander l'armistice. En Allemagne, c'est le signal pour suivre l'exemple de l'Union soviétique et renverser l'empereur et tout son régime. L'empereur allemand part pour les Pays-Bas mais ce sont à nouveau les sociaux-démocrates qui répriment dans le sang la révolte des Spartakistes, fin 1918 - début 1919.

A la veille de la révolution de novembre, le Dadasoph, Richard Huelsenbeck, de retour de Suisse, revient à Berlin. Avec John Heartfield (le Monteur Dada), George Grosz (le Maréchal Dada ou propagandiste Dada), Hannah Höch, Jefim Golyscheff, Raoul Hausmann (Dadasoph), Walter Mehring, Franz Jung et Johannes Baader (Oberdada), il crée le Club Dada berlinois. En octobre 1918 , le nouveau Kommunistische Partei Deutschland (KPD) est fondé, à Berlin également, par Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht. Heartfield, Herzfelde et Grosz sont parmi les tout premiers à adhérer au parti et à recevoir leur carte de membre des mains de Rosa Luxemburg. Luxemburg et Liebknecht seront lâchement assassinés le 15 janvier 1919.

Heartfield et Grosz sont les moteurs derrière le mouvement dada berlinois. La maison d'édition Malik s'élargit d'un département Dada, ils éditent la revue DER daDA 3 et prévoient l'édition d'un atlas de poche dadaïste, dadaco. En février 1919, ils lancent la revue illustrée Jedermann sein eigner Fussball (A chacun son propre football). En juin 1920, la grande Internationale Dada Messe (bourse dada) est organisée à Berlin. On peut y voir des pancartes et des collages sur lesquels on lit notamment: "L'art est mort. Vive le nouvel art de la machine de Tatline"; "Dada lutte aux côtés du prolétariat révolutionnaire "; "L'homme dadaïste est un ennemi radical de l'exploitation". Un collage photographique de Raoul Hausmann est exposé: Tatlin at home. De toute évidence, il ne s'agit pas d'une exposition dont le but est de vendre le plus possible. Le critique d'art marxiste Walter Benjamin écrit: "Chez les dadaïstes, l'oeuvre d'art n'est plus une évidence séduisante ou un cri convaincant. Elle devient un projectile. Elle touche le spectateur. Elle le désempare." 12

Dans une interview accordée en 1944, John Heartfield raconte: "Quand l'artiste accepte la saloperie et la boucherie de la guerre, quand il justifie l'exploitation – ou même lorsqu'il nie ces choses parce qu'elle sont en dehors de ses compétences – son enthousiasme pour ‘l'art', la ‘poésie', ‘l'expérience spirituelle' et cetera est un mensonge. C'est pourquoi l'expressionnisme est le plus grand mensonge du vingtième siècle.

"Les peintres, les poètes, les philosophes, les prêcheurs peuvent peindre, versifier, philosopher, prêcher tant qu'ils peuvent, les fusils ne cessent de tirer. L'homme le plus important de ce monde n'est pas le peintre, le poète, etc... mais le négociant en charbon, en produits alimentaires, le spéculant en bourse, le producteur d'armes, l'homme d'affaires, ceux qui tirent les ficelles sur les marchés et les champs de bataille.

"Avant la révolution de 1917, dada était nihiliste. Cela signifie: détruire le ‘spirituel' jusqu'à l'extrême pour pouvoir s'infiltrer jusqu'à la vraie réalité. Il en découle une agitation militante dans la politique et l'art: ne pas se satisfaire de considérations générales sur la corruption et l'incompétence du gouvernement mais ‘Désigner des noms!' – qui est le coupable? Avec le nihilisme, cette période a aussi connu la conscience de la solitude – un cri dans la sauvagerie de la corruption, l'indifférence et la soumission servile.

"Puis sont venues les révolutions de 1917, 1918, l'avènement de l'Etat soviétique en dépit de la contre-révolution et des interventions. Soudain, la prise de conscience: Nous ne sommes pas seuls. Plus importantes que les Krupp, Thyssen, Morgan et Rockefeller, il y a les masses qui veulent extirper les racines de la vie bourgeoise et veulent reconstruire à la place une vie toute nouvelle. Et ces masses sont nos alliés – elles réalisent ce à quoi nous ne pouvions qu'aspirer et que nous ne pouvions atteindre malgré nos efforts désespérés. Le nihilisme n'était plus efficace.

"Il y a eu une période positive de développement intense, d'élargissement, de nouvelles perspectives et influences. De Proletkult, en passant par les expérimentalistes russes comme Tatline et Maïakovski et surtout l'écrivain Ehrenburg, jusqu'au déplacement progressif du centre de gravité. La révolution nous avait apporté le message "Nous ne sommes pas seuls". La leçon que nous apprenions maintenant des Soviets était: non le comment mais le quoi. Non comment exprimer quelque chose, ce n'est pas la forme qui compte, mais ce qui est dit, le contenu." 13

La colère dadaïste, associée à la perspective communiste et l'insertion dans l'organisation des masses ont pour effet que, dans les années 20, John Heartfield aiguise son art pour en faire un projectile ciblé. Dès 1920, il conçoit les costumes et décors pour Max Reinhardt et Erwin Piscator, réalise des couvertures de livres, travaille comme concepteur et rédacteur de composition pour diverses publications du KPD. A partir de 1922, il travaille presqu'exclusivement comme travailleur d'agit-prop du parti communiste. Il réalise des affiches, des brochures, des textes et des calendriers ouvriers, des photomontages, des premières pages de Die Rote Fahne. (Voir illustration 6.) Il donne des conférences et des leçons à la Masch (Ecole ouvrière marxiste), organise les meetings du KPD où il récite parfois ses propres poèmes. En 1925, l'Atelier graphique du Comité Central est créé. Il s'occupe de l'agitation graphique du KPD. Heartfield en est l'inspirateur. Il devient aussi collaborateur de la section agitation du Komintern. En novembre 1926, Heartfield lance avec Bertolt Brecht le magazine sportif ARENA. Le poète Erich Weinert et le ‘reporter enragé' Egon Erwin Kisch comptent parmi les collaborateurs. Seuls quelques numéros paraîtront.

En 1924 paraît, dans le mensuel du KPD Der Gegner, l'analyse suivante: "Que la propagande révolutionnaire se limite en essence à l'argumentation scientifique et à des conclusions critiques-polémiques, c'est certainement une des raisons principales pour lesquelles la pensée communiste pénètre si difficilement parmi les masses." 14 Le KPD tente maintenant d'entamer un travail systématique parmi les artistes.

En 1923, Wieland Herzfelde lance, avec John Heartfield, George Grosz, Rudolf Schlichter, Otto Schmalhausen, Alois Erbach et d'autres artistes, la revue satirique du KPD, Der Knüppel. Elle paraîtra jusqu'en 1927. A plusieurs reprises, Der Knüppel a été critiqué pour son intellectualisme. Mais c'était le premier centre d'art prolétaire-révolutionnaire en Allemagne. C'est là que, pour la première fois, on a travaillé et discuté, sur base d'une vision marxiste conséquente, pour donner une base solide à l'art révolutionnaire.

Issu du cercle de collaborateurs de Der Knüppel, le Rote Gruppe – Association d'Artistes Communistes voit le jour. Nous citons intégralement l'annonce parue dans Die Rote Fahne, n° 57, 1924.

"Groupe d'artistes communistes Groupe Rouge

Des peintres et dessinateurs organisés dans le Parti Communiste se sont associés dans un Groupe d'artistes communistes. Les membres de ce groupe, qui s'appelle Groupe Rouge – Association d'artistes communistes, sont pénétrés de la conscience qu'un bon communiste est en premier lieu communiste puis ensuite ouvrier qualifié, artiste, etc.; que leur savoir et leur compétence ne sont que des outils au service de la lutte de classe.

Ils se sont fixés comme tâche de réaliser, en étroite collaboration avec les organes locaux du parti communiste, le programme de travail brièvement décrit ci-après, pour renforcer la propagande communiste, par l'écriture, l'image et le théâtre. A la place du mode de production encore très anarchiste des artistes communistes, il faut instaurer une collaboration planifiée.

  1. Organisation de soirées de propagande idéologique unifiées.
  2. Aide pratique à toutes les actions révolutionnaires.
  3. Interventions contre les vestiges idéologiques ‘vrijduitse' (romantique - patriotique) avec actions prolétariennes.
  4. Travail d'éducation artistique dans les quartiers; projets-types de dessins muraux; manuels pour réaliser des panneaux et des peintures pour des manifestations et actions; soutien aux tentatives encore amateuristes de camarades du parti de faire passer en mots et en images le message révolutionnaire.
  5. Organisation d'expositions itinérantes.
  6. Travail de conviction idéologique et pratique parmi les artistes révolutionnaires.
  7. Interventions et prises de position contre les manifestations culturelles contre-révolutionnaires.
  8. Travail de mise à l'écart ou de neutralisation parmi les artistes bourgeois.
  9. Utilisation d'expositions artistiques bourgeoises à des fins de propagande.
  10. Etablir des contacts avec des étudiants d'écoles artistiques pour les amener à des positions révolutionnaires.

Nous considérons le Groupe Rouge comme un noyau qui s'élargit pour devenir une organisation de tous les artistes révolutionnaires prolétariens d'Allemagne. 15

Plusieurs écrivains, parmi lesquels l'homme de théâtre, le camarade Erwin Piscator, se sont déjà joints au Groupe d'artistes communistes. Nous appelons les peintres et écrivains à se joindre à nous sur base de notre plate-forme de travail et de collaborer avec nous. Adressez votre correspondance à Rudolf Schlichter, Neue Winterfeldtstrasse 17 à Berlin.

Berlin, 13 juin 1924
Groupe Rouge – Association d'artistes communistes.
Président: George Grosz.
Vice-président: Karl Witte.
Secrétaire: John Heartfield." 16

Les photomontages pour AIZ

En 1924, Heartfield réalise son premier vrai photomontage comme arme d'agit-prop, à l'occasion du dixième anniversaire du déclenchement de la guerre, le 4 août 1924. Il s'agit du célèbre montage Père et fils – 10 ans plus tard. (Voir illustration 7.) Il montre une rangée de squelettes emmenés par le général Liztmann, un héros de la Grande Guerre. Contre la logique de la perspective, un peloton de soldats-enfants marchent à l'avant-plan vers le général ...tout droit à la mort. La légende est: "Les enfants d'aujourd'hui – Les morts de demain". Le montage a été réalisé pour l'étalage du magasin de Malik. Il a été collé au milieu de l'étalage, entouré de bons de ravitaillement, d'appels officiels et d'ordonnances, d'un portrait d'Hindenburg et de sa fameuse déclaration, "Celui qui fait grève est une canaille", de photos du prince en train de jouer au tennis pendant le massacre de Verdun, de photos de cimetières militaires, de nécrologies de journaux. L'ensemble de l'étalage est conçu comme un montage.

Mais c'est encore plutôt un montage fortuit qu'un véritable montage. Heartfield et son frère deviendront très stricts sur le concept de montage. Il ne suffit pas de coller quelques photos l'une contre l'autre ou l'une sur l'autre.

Wieland Herzfelde:

"Le photomontage Väter und Söhne 1924 et, en 1925, le livre Drei Soldaten de John Dos Passos, représentent une étape importante dans l'oeuvre de Heartfield. Sur la couverture figure une photo de trois soldats qui écrivent des cartes postales à l'orée de la forêt. Un ciel étoilé d'un bleu profond renforce le romantisme de l'image. En dernière page de couverture – qui est imprimée, pour la première fois – Heartfield confronte cette scène à une photo de trois soldats morts sous un ciel matinal blafard dans un chemin de campagne bordé d'arbres détruits par les balles. Il naît ainsi quelque chose de plus que simplement narratif, thématique. Grâce à la collaboration de deux éléments naît un témoignage qui exprime le caractère réaliste du livre.

"Plus tard, lorsque Heartfield l'appliquera délibérément, nous appellerons cette méthode le photomontage dialectique. Il utilise la dialectique non en confrontant facilement la cause et la conséquence, ou l'illusion et la réalité, mais en faisant apparaître leur enchevêtrement." 17

"Qu'est-ce qui est essentiel dans les photomontages de Heartfield? En général, il s'agit de photos ou de parties de photos associées à du texte de telle manière qu'un témoignage en émane qui ne peut pas être réalisé par chacune des parties séparément. Souvent, une simple photo peut être transformée par le texte d'une telle façon qu'une troisième force voit le jour, comme le ton plus la parole constituent la chanson. L'inverse est aussi possible: l'image change la signification du texte. Mais même si le texte devient superflu, les photomontages de Heartfield ont toujours besoin d'une pensée, d'une idée. C'est de l'art graphique-littéraire, une collaboration philosophique et esthétique entre le mot et l'image, parfois aussi avec la couleur. Du reste, Heartfield utilise parfois des dessins ou des peintures pour ses montages." 18

"Si l'on compare les collages typographiques et photographiques des années 1917-1920 aux couvertures de livres et au travail de Heartfield pour des revues et brochures des années suivantes, on constate qu'il ne découpe plus les photos pour les reconstituer de manière rythmique et avec un humour agressif. Il cherche plutôt des photos qui s'approchent du format de la brochure, de l'affiche ou du livre." 19

L'apparition du photomontage est parfois attribuée au dadaïsme ou à l'époque de Neue Jugend. C'est confondre le photomontage avec le collage, qui est un travail de collage inutile, dans le meilleur des cas gracieux ou choquant. 20

John Heartfield:

"Le photomontage n'est pas une blague photographique ni un simple travail de collage. Par une image ou par l'association d'images avec une légende, on peut donner une caractéristique. Une image de Göring avec une légende frappante amène le spectateur à découvrir sa physionomie et son caractère. Mais une image de Göring sur un arrière-fond de flammes raconte au spectateur ce que la justice ne dit pas. (A propos de l'incendie du Reichtag. L.S.)" 21 (Voir illustration 8.)

Serge Tretiakov:

"Prenons par exemple l'image d'un sprinter en plein effort et voyons quelles nouvelles solutions sur le plan du contenu nous pouvons réaliser par le photomontage.

"Collons un groupe de sprinters, placés en perspective derrière notre sprinter et on voit clairement qui est le vainqueur. Si l'on colle le groupe à l'avant-plan, nous avons un traîneur. Si nous habillons le sprinter d'une veste avec des pans de chemises flottants, on crée l'impression que des voleurs lui ont volé son pantalon. Si l'on colle un bandeau sur les yeux du sprinter et qu'on fait déboucher le chemin sur un ravin, il s'agit de l'image tragique d'un homme qui court à sa perte. Ces photos, neutres en soi, qui ne sont en fait que des copies d'un certain homme, d'une certaine chose, d'un certain événement, prouvent qu'elles sont ambivalentes en fonction de la combinaison des éléments. (...)

"La cuisine du photomontage était surtout le cinéma. La succession mécanique d'images crée le mouvement. L'ensemble des composantes du mouvement donne une image du sujet, du développement d'une idée. Le montage cinématographique correspond à la dynamique propre du sujet. Le photomontage, quant à lui, change les relations entre les faits. (...)

"Le photomontage commence là où une intervention délibérée modifie le contenu initial de la photo. Quand des enfants jouent au guignol avec des figures découpées dans le journal, c'est une étape dans la voie du photomontage." 22

L'étape décisive dans le développement de la méthode de montage d'Heartfield, c'est l'édition, en 1929, du livre de Kurt Tucholsky, Deutschland, Deutschland über Alles!. Le livre dans son ensemble, la couverture, les différentes doubles pages et les photomontages indépendants qu'il contient sont tous réalisés selon le concept du montage. Wieland Herzfelde: "Une collaboration exceptionnelle, unique entre l'image et le texte vit le jour lorsque Heartfield décida de fournir les photos pour le texte du livre de Kurt Tucholsky. Lorsque l'auteur vit le matériel d'illustration, il décida d'adapter le texte et de l'étendre, ce qui incita Heartfield à continuer à réaliser des photos et des photomontages. Tout le livre, comme le dit le sous-titre, est ‘monté'." 23

En 1929, le journal populaire Arbeiter-Illustrierter-Zeitung (AIZ, journal ouvrier illustré) publie régulièrement des photomontages de Heartfield, extraits du livre de Tucholsky. AIZ est édité par l'Internationale ArbeiterHilfe (AIH, une grande organisation de secours créée en 1921 par le Komintern et dirigée par Willi Münzenberg. Initialement, le nom du mensuel était Rusland im bild. AIZ et AIH avaient été créés pour soutenir la campagne contre la famine en Union soviétique. En 1923, le journal est rebaptisé Sichel und Hammer (faucille et marteau). Il tire alors à plus de 100.000 exemplaires. En 1925, il est repris par Neuen Deutschen Verlag et devient le Arbeiter Illustrierte. A partir de 1927, il devient l'A-I-Z, Arbeiter-Illustrierter-Zeitung et passe au rythme hebdomadaire. A son apogée en 1932, il atteindra un tirage de 700.000 exemplaires 24 et sera la deuxième revue populaire du genre en Allemagne. Le succès de AIZ est à attribuer notamment aux photomontages très populaires de John Heartfield et au nouveau style révolutionnaire de mise en page de la revue, imité même au-delà des frontières.

"Il existe un développement parallèle extrêmement intéressant entre le travail de Heartfield pour Malik et la presse d'agitation des gens de gauche allemands. Sans tradition claire provenant du montage dada, et bien avant Heartfield ou les constructivistes, des rédacteurs de mise en page commencèrent à rechercher des combinaisons en recourant aux possibilités des nouvelles techniques offset et hélio. Dès 1923, la diversité des photos ne cesse de croître et, en 1925-1927, ils remplissent des pages entières de photos découpées et de montages agitateurs. A partir de fin 1926 surtout, s'est développée dans AIZ l'utilisation de pages entières comme ensembles de photomontages avec des blocs de texte. Un nouveau style de publication et d'agitation était né. Pour des raisons de contenu, celui-ci a rompu avec la forme dominante à l'époque - et toujours en vigueur aujourd'hui - des magazines illustrés. Pour des raisons de contenu, on a recouru au photomontage." 25

Lorsque les nazis arrivent au pouvoir en janvier 1933, la rédaction de AIZ prend les jambes à son cou, en abandonnant derrière elle une grande partie de ses archives. John Heartfield échappe de justesse en sautant du balcon alors que les nazis ont déjà pénétré dans sa maison. La publication d'AIZ se poursuit, depuis Prague. De nombreux photomontages sont reproduits en dimension réduite comme cartes postales ou étiquettes, pour être introduites clandestinement et diffusées plus facilement en Allemagne. Heartfield renforce sa technique de telle sorte que les montages révèlent l'essence du message, même au coup d'oeil le plus furtif. Dans l'Allemagne nazie, il suffisait d'être pris en train de regarder un montage de Heartfield pour être poursuivi. Sur ce point, son énorme expérience de concepteur de couvertures de livre lui est extrêmement bien venue à point.

Dans le cadre de la stratégie du Front populaire développée par le Komintern, le titre de la revue change à partir du 19 août 1936 pour devenir Volks-Illustrierte - VI. En octobre 1938 - à Munich, Chamberlain et Daladier donnent la Tchécoslovaquie en cadeau à Hitler - la rédaction part pour Paris mais, là, la revue ne retrouvera jamais son élan.

Début 1930, AIZ organise une enquête parmi ses lecteurs pour connaître les éléments graphiques les plus appréciés de la revue. De nombreux envois manifestent l'enthousiasme pour les montages de Heartfield. La rédaction annonce, dans le même numéro, qu'un photomontage de Heartfield paraîtra chaque mois. Le rythme sera beaucoup plus élevé. Du 9 février 1930 au 5 octobre 1938, Heartfield publie presque chaque semaine ses photomontages devenus célèbres, souvent en première page, sinon en page arrière. Dans certains numéros, le photomontage occupe une double page. Parfois, il y en a plusieurs dans le même numéro. Au total, 235 photomontages de Heartfield sont publiés dans AIZ. 26

Heartfield en Union soviétique – 1931-32 27

A l'invitation du Bureau International des Artistes Révolutionnaires, John Heartfield se rend en Union soviétique en avril 1931. Il y restera un an. Avec une brigade d'artistes et les photographes Max Alpert et Arkadi Chaitchet, il voyage pendant des semaines, à Bakou, Batoumi, Odessa, pour rassembler du matériel photographique pour le numéro de USSR im Bau - L'URSS en construction - USSR in construction consacré à l'industrie pétrolière. Il donne des conférences pour des imprimeurs et des photomonteurs à l'Institut Polygraphique de Moscou. Il donne des ateliers et des conférences sur les techniques du montage à des soldats de l'Armée Rouge et à des paysans des kolkhozes. (Voir illustration 10)

De novembre 1931 à janvier 1932, une grande rétrospective regroupant 300 de ses oeuvres se tient à Moscou. C'est la première exposition individuelle d'un artiste étranger en Union soviétique.

Heartfield arrive en Union soviétique au moment où le rôle, les moyens, les formes et les techniques de l'agitation graphique font l'objet de discussions passionnées. En février 1931, le Comité Central du PCUS avait approuvé une résolution sur l'agitation et la propagande graphique. La production d'affiches de tout le pays vient tout juste d'être réorganisée dans une seule Edition d'Etat pour l'Art (ISOGIS). La lutte est parfois très polémique entre les artistes, les critiques, les rédacteurs et les organisations qui s'occupent d'agit-prop plastique. Les questions centrales sont: Quel est le rapport entre le contenu et la forme? L'art de l'agit-prop doit-il surtout populariser les mots d'ordre ou doit-il en premier lieu contribuer à analyser et comprendre la réalité? Les photomontages de Heartfield se retrouvent ainsi au centre de la discussion.

Le 5 avril 1931 se tient la première session du soviet de la nouvelle maison d'édition d'Etat. Vingt-deux affiches récemment réalisées sont soumises aux ouvriers. Seules deux reçoivent leur approbation: l'affiche signée d'Alexander Deineka (1899-1969) Nous devons devenir des spécialistes et une affiche en photomontage de Gustave Kloutsis (1895-1944) L'URSS est la brigade de choc du prolétariat mondial. Les deux artistes appartiennent au groupe octobre. Heartfield connaissait déjà ce groupe. Fondé en 1928, il rassemblait tous les principaux constructivistes: les architectes M. Ginzburg et A. Vesnin, les hommes de théâtre W. Meyerholed et S. Tretiakov, le poète V. Maïakovski, les cinéastes S. Eisenstein et D. Vertov, les photographes A. Rodtchenko et B. Ignatovich, les créateurs G. Kloutsis et El Lissitsky et bien d'autres encore. En 1931, Octobre compte quelque 500 membres et devient ainsi le principal "concurrent" de l'association des peintres réalistes, l'Association des Artistes de la Russie Révolutionnaire - AARR (ou AKhRR). Le groupe Octobre avait déjà exposé à Berlin en octobre 1930, en collaboration avec l'Association des Artistes plastiques révolutionnaires d'Allemagne - ARBKD, avec laquelle Heartfield collaborait. Heartfield avait gardé des relations d'amitié avec un des membres fondateur d'Octobre, le graphiste Alexandre Goutnov, qui avait étudié à Berlin à la fin des années 20. Ils avaient travaillé ensemble à la campagne électorale du KPD en septembre 1930. C'était eux qui avaient attaché deux moutons, pendant une semaine, à la porte de Brandebourg à Berlin avec la pancarte "Nous votons national-socialiste".

En Union soviétique comme en Allemagne, un des points de désaccord parmi les artistes communistes est la position de Heartfield et Goutnov selon laquelle l'artiste doit travailler comme agitateur et propagandiste et se rendre parmi les ouvriers pour leur apprendre à utiliser eux-mêmes les armes de l'art. "Nous devons toujours et partout où c'est possible, utiliser le photomontage comme moyen pour la lutte de classe: dans les écoles, les usines, dans les instituts scientifiques. Entre les mains des gens qui savent l'utiliser, ce moyen peut être une véritable arme pour la lutte, pour l'éducation et pour l'édification. Le photomontage peut devenir un véritable art de masse parce que le photomonteur n'a pas besoin de capacité particulière de peinte ou de graphiste - il suffit de savoir manier le ciseau. La capacité d'appréciation et le sens du dépistage sont les caractéristiques principales du photomonteur." John, Heartfield à Moscou en 1931. 28

Pendant son périple en Allemagne en janvier-février 1931, Serge Tretiakov soutient entièrement ce point de vue et y lance le nom d'"opérativisme". L'art doit être opérationnel. Il doit agir sur la vie des masses: la pensée et les sens, la lutte et le travail, tous les aspects de la vie quotidienne. C'est pourquoi l'art doit se servir de ce dont les masses ont l'habitude et doit bien entendu utiliser une forme de langage que les masses peuvent comprendre. Le meilleur moyen de créer cette nouvelle forme de langage est d'aider les masses à le développer elles-mêmes. Les opérativistes sont attaqués de toutes parts. Erza Pround, Gottfried Benn et Ludwig Marcuse défendent des objections de principe contre l'engagement de l'art dans la vie pratique; à gauche, c'est Johannes Becher qui balaie les positions de Tretiakov, un "scandale de la fin de la littérature; Georges Lukacs lui reproche d'"estropier la vérité".

En 1928, un débat important avait été mené dans le groupe des constructivistes soviétiques , dans leur revue NOVY LEF. Alexandre Rodtchenko (1891-1956), qui avait entièrement abandonné la peinture dès 1921 pour utiliser la photographie comme arme, était engagé dans une polémique avec Boris Kouchner (1888-1937). En novembre 1928, Rodtchenko lance "un avertissement": "Nous devons lancer une nouvelle (pas de panique!) esthétique pour la photographie. Cherchons et trouvons. Nous devons donner le signal de départ et acquérir la direction pour exprimer nos nouveaux acquis socialistes à l'aide de la photographie. Ce qui doit être photographié, tout photoclub amateur le sait, mais comment il faut le faire, peu le savent. (...) Nous sommes contraints d'expérimenter. Nous combattons la photographie qui imite la peinture, le dessin, l'aquarelle." En décembre, Boris Kouchner réplique: "Rodtchenko dit que le plus important est la manière dont une usine est fixée par la photographie. Mais il oublie que la révolution réside précisément dans le fait qu'il existe une usine, que la construction d'une usine est possible et nécessaire dans le système de l'économie socialiste planifiée. L'aspect révolutionnaire réside précisément dans la grande différence avec les autres fabriques qui sont construites en dehors de nos frontières. La question ‘comment construire' ou ‘comment photographier' ne viennent qu'en second lieu." Dans le numéro de décembre de NOVY LEF, Serge Tretiakov donne le point de vue de la rédaction. "Aussi bien dans le point de vue de Rodtchenko que dans la réponse de Kouchner, on trouve la même faute. Le point de départ fonctionnel est laissé de côté. A côté des questions quoi et comment (les fameux contenu et forme), il y a encore un élément principal: pourquoi. Cette question fait de l'oeuvre un objet, un instrument pour un effet cible. D'un point de vue fonctionnaliste, travailler signifie que les méthodes et les matériaux employés sont subordonnés à un objectif bien déterminé. Si l'on laisse cela de côté, on peut discuter sans fin, mais cela ne mène à rien. (…) On doit commencer avec les questions d'utilité pour la photographie: photo-information, photo-illustration, photos scientifiques, photos techniques, photos affiches. (…) Si l'on dissocie l'expérience de l'objectif, on tombe facilement dans l'artisticité. Kouchner, par contre, réduit tout le problème à la communication de nouveaux faits. Peu lui importe comment ces faits sont présentés. Mais la photographie n'est pas seulement une constatation, elle doit aussi expliquer. On ne peut pas résoudre le problème en retournant facilement à la position de base que le 'quoi' est plus important que le 'comment'. (…) Si la photographie se limite simplement à registrer des faits sans les organiser ni les dénoncer, on court le risque de les réduire à une spécialisation purement technique. 29

Ce point de lutte, Heartfield et son frère l'avait déjà résolu dès le début des années 20 au profit d'un "fonctionnalisme". Ici aussi, le livre d'entreprise très fonctionnel avait été une école pratique importante.

Du 13 avril au 4 mai 1931, la nouvelle maison d'édition d'État soviétique ISOGIS organise la première grande discussion sur la production d'affiches. Les photomontages sont au centre du débat. Les différences entre le travail de Heartfield et les monteurs soviétiques - parmi lesquels Gustave Kloutsis donne le ton - sont frappantes, mais on n'est pas d'accord sur la manière de les analyser. C'est au cours de ces discussions et polémiques qui viendront dans les mois suivants, surtout pendant l'exposition de l'oeuvre de Heartfield à Moscou, que les différences seront étayées d'un support théorique.

Chez Heartfield, les parties montées se fondent l'une dans l'autre jusqu'à former un nouvel ensemble photographique. La structure de l'image est toujours homogène, avec des transitions douces. Très souvent, on ne voit pas tout de suite qu'il s'agit d'un collage ou d'un "trucage". On croirait qu'il s'agit d'une nouvelle "photo". Certains photomontages de Heartfield sont aussi réalisés, en grande partie, par des prises de vue mises en scène. Ce sont, en quelque sorte, des photos d'une pièce de théâtre. L'homme est toujours reconnaissable, en position centrale dans les montages de Heartfield.

Les Soviétiques utilisent des contrastes forts dans les coupes, les formes, les couleurs et la composition. Il y a des côtés aigus et des transitions soudaines entre les parties des montages. La composition des champs et des couleurs est centrale chez les Soviétiques. Les nouvelles techniques et l'architecture, la construction industrielle sont en point de mire.

Heartfield, quant à lui, est passé par l'école de la création de couvertures de livres, qui doivent accrocher le regard et faire passer quelque chose. Il est devenu de plus en plus économe dans le nombre d'éléments qu'il associe dans un photomontage. Il a découvert la force de l'effet d'une nouvelle "photo" créée.

Les monteurs soviétiques sont issus du constructivisme où la recherche d'un nouveau langage de la forme occupe une place centrale. En 1919, Kloutsis avait pour la première fois découpé des photos, lui aussi, et les avait utilisées comme éléments de compositions constructivistes, en remplacements d'espaces de couleur. La "composition", la construction de l'image comme image reste toujours, chez les photomonteurs soviétiques, la préoccupation principale. La force, l'enthousiasme doivent provenir de la composition. Les photos utilisées restent subordonnées. Souvent, elles sont collées de travers et non selon la perspective logique et réaliste.

Heartfield cherche en premier lieu un langage et une méthode pour attirer et maintenir l'attention, pour faire passer une idée, un message.

A partir du début de 1931, les photomontages de Heartfield sont présentés en modèles partout en Union soviétique, aussi bien dans la presse soviétique générale que dans les revues d'art spécialisées et pendant les discussions publiques. Comme c'était l'habitude en Union soviétique, la discussion est menée de manière très tranchante et en public. Pendant l'été, l'équipe de Heartfield avait travaillé à Batoumi et avait déjà eu des discussions parfois enflammées avec l'équipe de Kloutsis et le photographe Fjodor Bogorodski, qui travaillait là, lui aussi. Dans la pratique, les différences et les contradictions étaient devenues beaucoup plus évidentes.

Le 8 octobre, une discussion a lieu à l'Institut de Littérature, des Beaux-Arts et de Linguistique de l'Académie Communiste de Moscou. Kloutsis est critiqué pour la présentation impersonnelle des gens dans ses montages. "Sur le plan émotionnel, ils n'ont pas d'effet. Les masses ne peuvent pas s'identifier avec eux et ne sont pas mobilisées". János Mátza, une des personnalités dirigeantes d'Octobre et président de l'assemblée, soutient qu'en ce qui concerne la mise en forme, il faut moins travailler avec les contrastes de forme proposés par Kloutsis, mais davantage avec une "précision des images qui est créée par le montage, et avec la clarté et l'exactitude de la composition elle-même. Pendant la discussion, les photomontages de Heartfield sont utilisées comme contre-exemple. C'est surtout Tagirov, un ami de Goutnov qui est aussi membre d'Octobre, qui considère aussi l'oeuvre de Heartfield comme un modèle. "Nous devons montrer l'art de l'agitation allemand. Heartfield doit venir chaque année pour quelques mois à l'Institut Polygraphique et faire part de ses expériences en photomontage. Nous devons certainement utiliser sa connaissance et son expérience."

Kloutsis se défend avec force. Il jure qu'il "ne perd pas de vue la juste composition". Les constructivistes avaient précisément instauré comme principes de base le contraste de la forme et la construction ouverte, en lutte contre des éléments plastiques et les transitions fluides. Kloutsis a aussi des difficultés avec le langage métaphorique et allégorique de Heartfield, qui part souvent du jeu de mot. Les monteurs soviétiques ne se sont jamais intéressés à l'humour ni à la compréhension de l'image en elle-même mais bien plus à l'effet émotionnel, enthousiasmant qui émane de la dynamique visuelle de l'oeuvre totale (une page, une affiche). Pour ce faire, on recourt fréquemment à la méthode du contrepoint par laquelle une mélodie principale – le plus souvent interprétée en forme diagonale – est soutenue harmoniquement par une seconde et parfois une troisième voix.

Dans le numéro de novembre de Brigada Tschoudoshnikov, la revue du groupe Octobre, les oeuvres de Heartfield et de Kloutsis sont souvent confrontées. (Ce qui ne les empêche pas de rester bons amis.) L'oeuvre de Heartfield est appréciée pour "sa simplicité exceptionnelle, son exactitude et sa univocité", la composition est citée en exemple. "Heartfield utilise seulement les éléments photographiques et plastiques élémentaires et essentiels pour donner à l'idée une expression condensée. Il est économe d'éléments d'observation et concentre les moyens d'expression." Face à cela, le commentateur explique que les photomontages de Kloutsis sont surchargés de détails "mécaniques montés" et incohérents dans leur totalité. L'homme est aussi dominé par l'environnement technique, où il se perd. "La technique et l'homme ne sont pas en harmonie organique."

Heartfield est présenté de manière de plus en plus explicite comme modèle de l'art du montage et du nouvel art soviétique dans son ensemble. Un peu plus tard, Käthe Kollwitz et Frans Masereel seront eux aussi cités en modèles. En 1924, le Commissaire du peuple à la Culture, Anatoli Lounatcharski, écrivait déjà: "Dans la création d'un art révolutionnaire, les Allemands sont beaucoup plus avancés que les Russes." Et en 1926: "Toute l'oeuvre de George Grosz correspond, jusque dans les détails, à ce que je voudrais formuler comme théorie de l'art pour l'Union soviétique." 30

Il n'est pas exagéré d'affirmer que John Heartfield a contribué à franchir une étape décisive dans la voie d'un nouvel art soviétique, ce que l'on appellera le réalisme socialiste. Le fait que les montages de Heartfield aient été si populaires parmi les masses antifascistes et si haïs par les nazis et la bourgeoisie démontre la justesse de sa conception et de sa pratique artistique.

Exil et retour

Les 29 et 30 septembre 1938, pendant la conférence de Munich, le premier ministre britannique Chamberlain et son collègue français conviennent avec Hitler et Mussolini que l'Allemagne nazie annexe la région germanophone de la Tchécoslovaquie (la région des Sudètes). Chacun sait qu'il s'agit là d'un blanc-seing accordé à Hitler pour annexer tôt ou tard l'ensemble de la Tchécoslovaquie.

Avec l'aide de la femme d'Ernest Hemingway, Martha Gellhorn, John Heartfield obtient un visa pour la Grande-Bretagne où il arrive le 7 décembre. Lorsque les nazis occupent effectivement Prague et toute la Tchécoslovaquie le 15 mars 1939, ils jettent dans les eaux de la Vltava cinq caisses contenant les oeuvres de Heartfield.

Son frère Wieland Herzfelde n'obtient pas de visa de séjour britannique et émigre aux Etats-Unis. Ils ne se reverront qu'en avril 1949. Plus qu'un étroit lien de famille, c'est le collectif qui a soutenu les photomontages de Heartfield pendant plus de dix ans qui est ainsi brisé. La contribution de Herzfelde à la conception et à la réalisation des montages était très importante. Sa formation politique était plus grande encore que celle de John et il était le théoricien qui veillait consciencieusement, jusque dans les moindres détails, à la justesse politique de chaque montage. Wieland réalisait aussi les titres, les textes d'accompagnement et les sous-titres. Dans beaucoup de cas, ils sont déjà en soi remarquables. C'est de la véritable poésie d'agitation.

Peut-être la séparation est-elle la raison principale pour laquelle Heartfield, à partir de 1939, n'a plus réalisé que très peu de photomontages. A cela il faut sans doute ajouter que sa santé a été définitivement altérée lorsque les Britanniques l'ont enfermé dans un camp de concentration en juillet 1940, comme "Allemand hostile". Il fut relâché après six semaines grâce à l'intervention directe de deux parlementaires britanniques et en raison de son état de santé catastrophique.

Le 31 août 1950, John et sa femme Gertrud rentrent en RDA, via Prague. Il reprend sa collaboration avec son frère Wieland et signent maintenant leurs oeuvres de leur signature commune Heartfield–Herzfelde ou HH. A nouveau, ils travaillent essentiellement pour des maisons d'édition mais assurent aussi la réalisation de décors, costumes, affiches et brochures de programme pour le théâtre. En 1951, le duo réalise la première représentation d'après-guerre de La Mère de Bertolt Brecht, par le Berliner Ensemble à Berlin.

Après deux crises cardiaques, son état de santé se détériore fortement. Il est fort occupé par des expositions qui sont maintenant organisées régulièrement dans la plupart des pays socialistes: de Berlin à Moscou et Pékin.

John Heartfield meurt le 26 avril 1968 à Berlin.

Illustrations

(Non disponibles en ce moment)

Notes

1 Jan Tschichold (1902-1974), un des collaborateurs de John Heartfield dans les groupes d'agit-prop du (et autour du) KPD. Extrait de: Die neue Typographie. Ein Handbuch für zeitmäss Schaffende. Berlin 1928, p. 58. – cité dans: Roland März, John Heartfield. Der Schnitt entlang der Zeit, Dresde 1981, p. 25.
2 Cité par H.J.A. Hofland dans NRC-Handelsblad, 3 février 1995.
3 Malik est emprunté au titre du roman d'Else Lasker-Schüler publié en épisodes dans Neue Jugend. Le roman traite d'un prince turc. Malik est un mot albanais qui signifie voleur. Pour pouvoir publier entièrement le récit, un accord de publication devait être signé avec l'auteur. L'accord fut signé et c'est ainsi que la maison d'édition vit le jour.
4 Kurt Tucholsky, Mehr Fotografien!, 1912, dans Gesammelte Werke Bd. I, Hambourg 1960, p. 21.
5 Serge Tretiakov, John Heartfield montiert, 1936 – dans: Roland März, op.cit., p. 292.
6 John Heartfield dans Land og Folk, Copenhagen, 8 juillet 1961, p. 6 – dans: Roland März, op.cit., p. 182.
7 Wolf Reiss, Internationale Literatur, Moscou, 1934, nr. 5, p. 196/188 (édition allemande) – dans: Roland März, op.cit., p. 189.
8 Wieland Herzfelde, John Heartfield, Leben und Werk, Dresde 1970, p. 42.
9 Wieland Herzfelde, op. cit., pp. 42-43.
10 Outre les ouvrages cités, la source principale de ce chapitre est: DADA, Exposition Commémorative du Cinquantenaire, Musée National d'Art Moderne, Paris 1967, catalogue.
11 H.L. Wesseling dans NRC-Handelsblad, 29 février 1996.
12 Walter Benjamin, Das Kunstwerk im Zeitalter seiner technischen Reproduzierbarkeit, 1970 – dans: Roland März, op.cit., p. 33.
13 Francis D. Klingender, Diskussion mit John Heartfield über Dadaismus und Surrealismus. 1944 – dans: Roland März, op.cit., pp. 57-59.
14 Der Gegner, 1924, N° 18, article Im Dienste des Klassenkampfes – dans: Roland März, op.cit., p. 129.
15 En 1928, le KPD fonde l' Assoziation revolutionärer bildender Künstler Deutschlands (ARBKD – abréviation: ASSO). En 1931, elle est rebaptisée Bund revolutionärer bildender Künstler Deutschlands (BRBKD). Le rédacteur artistique de Die Rote Fahne, Alfred Durus (Kemény), en était la force dirigeante. Source: Harald Olbrich, Proletarische Kunst im Werden, Berlin (DDR), 1986.
16 Eckhard Siepmann: Montage: John HEARTFIELD, vom club DADA zur Arbeiter-Illustrierter Zeitung, Berlin, 1992, p. 74.
17 Wieland Herzfelde, op. cit., pp. 44-45.
18 Ibidem, p. 49.
19 Ibidem, p. 42.
20 Ibidem, p. 44.
21 John Heartfield, Zür Wirkung der Fotomontage, 1961 – dans: Roland März, op.cit., pp. 182-183.
22 Serge Tretiakov, John Heartfield montiert, Moscou 1936 – dans: Roland März, op.cit., pp. 292-294.
23 Wieland Herzfelde, op. cit., p. 48-49.
24 Chiffre cité par H.J.A. Hofland dans NRC-Handelsblad du 18 octobre 1991.
25 Richard Hiepe, Die Entwicklung der politischen Fotomontage bei Heartfield, catalogue de l'exposition, Ingolstadt 1969 – dans: Roland März, op.cit., pp. 197-198.
26 Heinz Willmann, Geschichte der Arbeiter-Illustrierter Zetung, Berlin (DDR), 1975.
27 Pour ce chapitre, nous avons utilisé comme source principale: Hubertus Gassner, Heartfields Moskauer Lehrzeit 1931–1932 – dans: John Heartfield, catalogue de l'exposition, Berlin-Bonn-Tübingen-Hannover 1992, pp. 300-337.
28 John Heartfield, Toespraak in het Polygrafisch Instituut in Moskou, 1931, – dans: Eckhard Sipemann, Montage: John Heartfield, Vom Club Dada zur AIZ, Berlin 1977, p. 175.
29 Evelyn Weiss, Alexander Rodtschenko, Fotografien 1920-1928, Cologne, 1978, p. 58-61.
30 NRC-Handelsblad, 15 septembre 1995.