Beltracchi, grand faussaire du XXIe siècle : un faux air de génie

Wolfgang Beltracchi n'a pas seulement reproduit des toiles de grands maîtres, il en a créé de toutes pièces ! Abusant experts et collectionneurs, la canaille du pinceau a mis le marché de l'art sens dessus dessous.

Par Lorraine Rossignol

Publié le 10 août 2013 à 00h00

Mis à jour le 08 décembre 2020 à 05h03

Il faut dire que Wolfgang Beltracchi présentait bien. L'ancien hippie amateur de haschich et de LSD, aujourd'hui âgé de 62 ans, affichait crânement crinière blond cendré et bouc à la Richelieu. Avec sa petite fortune – au minimum 16 millions d'euros, sans doute beaucoup plus, placés dans des dizaines de comptes bancaires –, lui et sa femme roulaient en Jaguar, fréquentaient les plus beaux palaces du globe, quand ils ne profitaient pas de leurs superbes villas de la Forêt-Noire et de l'Hérault, de leur appartement d'Andorre ou de leur yacht.

L'intelligence manipulatrice de Beltracchi, tout à la fois méticuleuse et audacieuse, l'avait poussé à mettre au point un scénario romanesque. Lui, fils d'un modeste restaurateur de tableaux d'église – lequel, pour arrondir ses fins de mois, reproduisait des Rembrandt ou des Picasso qu'il vendait ensuite en tant que copies de maître –, ne tarda pas, devenu adulte, à marcher dans les pas de son père, à cette différence près : les toiles qu'il se mit à exécuter à son tour avec brio étaient présentées comme des originaux, sur les marchés aux puces où il allait les vendre le dimanche.

Quant à Hélène Beltracchi (dont il prit le nom après l'avoir épousée), assistante dentaire, fille d'un conducteur de poids lourds et d'une femme de ménage, elle est saisie, lorsqu'ils se rencontrent en 1992, par son charisme, impressionnée par son talent. Très vite, le couple s'associe…

Avec cet incroyable toupet : les œuvres qu'ils écoulent bientôt sur le marché de l'art sont inédites. Elles n'ont jamais été peintes par leur auteur, mais « auraient pu » l'être. Toute la hardiesse et l'habileté de ce qui deviendra « l'affaire Beltracchi » est là, dans ce conditionnel passé. Au lieu de peindre, comme les autres faussaires, des copies d'œuvres ayant existé mais dont on a perdu la trace tout en ayant une idée précise de ce qu'elles figuraient, Wolfgang Beltracchi imagine des toiles que les artistes qu'il a choisi d'imiter auraient pu concevoir.

Des « nouveaux » Raoul Dufy, Max Pechstein, Fernand Léger, André Derain, Kees Van Dongen, Max Ernst apparaissent sur le marché. Trente ans durant, tous les plus grands noms du fauvisme, du cubisme, de l'expressionnisme allemand ou du surréalisme font l'admiration des collectionneurs, des maisons de ventes aux enchères et, surtout, des plus grands experts.

La Horde, signé… Max Ernst. © © Paul Hahn/LAIF-REA

La Horde, signé… Max Ernst. © © Paul Hahn/LAIF-REA

Aucun n'avait non plus encore, comme Beltracchi, songé à doter le revers de chacun de ses faux tableaux d'une étiquette, qui, teintée de caféine afin de présenter un aspect jaunissant, était censée authentifier sa provenance historique, à la façon d'un label de galeriste… C'est que, conscient de créer des chefs-d'œuvre ex nihilo, Beltracchi se donnait la peine, en véritable démiurge, de leur façonner une histoire ancrée dans le réel.

En prenant, par exemple, sa femme en photo à l'aide d'un appareil des années 20, en la faisant poser devant divers tableaux accrochés au mur dans son intérieur bourgeois, pour faire d'elle l'épouse d'un soi-disant collectionneur de l'entre-deux-guerres auquel auraient appartenu les fausses toiles de maître figurant en arrière-plan… Une dame très sélecte, qu'Hélène Beltracchi dit être sa grand-mère lorsqu'elle démarche galeristes et collectionneurs pour leur présenter ces « biens familiaux » dont elle souhaite aujourd'hui se défaire. Car c'est elle, et non pas lui – il reste dans l'ombre – qui entreprend de vendre les faux, rencontre les experts, négocie les prix…

Et c'est ainsi que, dans le cynisme le plus décomplexé, Beltracchi a su utiliser l'histoire récente la plus sombre de son pays pour mener la belle vie : Hitler et ses sbires haïssaient la modernité en peinture, persécutant les artistes « dégénérés » dont ils avaient dressé la liste ? Beltracchi n'avait plus qu'à imaginer les œuvres qu'ils avaient pu laisser derrière eux dans leurs ateliers. Des milliers de Juifs durent fuir l'Allemagne en abandonnant tous leurs biens ? Si leurs collections d'art firent le régal des nazis, elles permirent aussi à Beltracchi, des années après, d'inventer tel ou tel tableau dont on avait depuis perdu la trace…

Wolfgang Beltracchi, avec sa femme et complice, à la sortie du tribunal de Cologne. En 2011, il a été condamné à six ans de prison. © © Dirk Gebhardt/LAIF-REA

Wolfgang Beltracchi, avec sa femme et complice, à la sortie du tribunal de Cologne. En 2011, il a été condamné à six ans de prison. © © Dirk Gebhardt/LAIF-REA

« Le problème, c'est que presque tous les chefs-d'œuvre sont aujourd'hui dans les musées, et qu'il n'y a plus tant de tableaux de maîtres à découvrir, tandis que le nombre de riches amateurs qui veulent investir leur argent dans l'art, lui, ne tarit pas », explique Tobias Timm, journaliste allemand spécia­lisé dans le domaine de l'art et auteur de L'Affaire Beltracchi, enquête ultra fouillée sur le sujet, qui révèle les fonctionnements opaques du marché de l'art (éd. Jacqueline Chambon). « Du coup, dès qu'une belle histoire se présente, on se jette dessus. Qu'elle soit crédible ou pas n'intéresse personne », poursuit son collègue Stefan Koldehoff, coauteur de l'enquête.

Une « cécité » que Friederike Gräfin von Brühl, avocate de l'un des acheteurs victimes de Beltracchi, explique en évoquant la notion d'« aura » des chefs-d'œuvre, chère au philosophe et historien de l'art Walter Benjamin : « C'est sans doute la question la plus pertinente et la plus dérangeante que nous pose l'affaire Beltracchi : comment, parce qu'elle nous est présentée comme un original, une œuvre peut-elle provoquer en nous une émotion infinie, alors que la même œuvre, dès lors qu'on aura appris qu'elle est un faux, perdra aussitôt toute sa métaphysique ? »

Plus qu'aucune autre, l'histoire Beltracchi a ainsi mis en lumière les failles du marché de l'art – réputé pour sa légendaire discrétion et son opacité – et surtout de ses experts. A commencer par Werner Spies, LE spécialiste reconnu de Max Ernst, dont il fut l'ami proche. « Pour être tout à fait ­honnête, j'étais heureux d'avoir découvert un tableau de Max Ernst inconnu jusqu'alors », a expliqué l'ex-directeur du Centre Pompidou (1997-2000) au sujet du faux intitulé La Forêt. Il s'est d'ailleurs laissé berner à sept reprises dans cette affaire, induisant notamment en erreur le collectionneur Daniel Filipacchi, qui, pour acquérir La Forêt, a déboursé 7 millions de dollars…

S'il est avéré que Werner Spies touchait une commission à hauteur de 7 à 8 % du prix de vente du tableau dont il avait certifié l'authenticité, l'expert ne fut pas le seul à se tromper. D'aussi grandes maisons de ventes telles que Sotheby's, Christie's ou Lempertz ont elles aussi failli, dans ce scandale, tout comme de prestigieuses institutions, MoMA en tête, qui accrocha un des Max Ernst peints par Beltracchi dans ses salles !

Il est toutefois certains acteurs qui, jusqu'à présent, n'ont pas encore été victimes d'illusion d'optique ni d'emprise psychologique exercée par une quelconque « aura » : les scientifiques qui analysent toiles, pigments, châssis, et collaborent avec la police. Ainsi, le petit laboratoire de recherches Rathgen, à Berlin, dirigé par Stefan Simon. C'est lui qui a fini par confondre Beltracchi, en démontrant que le blanc de titane du Tableau rouge avec chevaux, toile attribuée à Heinrich Campendonk et datée de 1914, n'était apparu dans le commerce qu'en 1938.

« Une course s'est engagée entre nous et les faussaires, explique Stefan Simon. D'ici dix ou quinze ans, avec le matériel dont nous serons dotés, nous la gagnerons sans problème… Cela dit, je me permets de leur donner un conseil : qu'ils ne copient que des œuvres d'après-guerre, dont on se procure aujourd'hui encore aisément les pigments ! »

En attendant, personne n'est en mesure de dire combien de toiles, et sans doute aussi de dessins, de Wolfgang Beltracchi se trouvent encore sur le marché de l'art. Le faussaire a refusé de le préciser, reconnaissant seulement avoir imité « une cinquantaine de peintres » – il a été condamné en 2011 à six ans de prison, mais deux ans plus tard, le couple vit à Cologne en semi-liberté.

Ce que l'on sait, en revanche, c'est qu'un nouveau scandale de faux tableaux, de dimension bien plus importante encore que l'affaire Beltracchi, a éclaté en juin en Allemagne, impliquant cette fois des œuvres de l'avant-garde russe – plusieurs centaines de toiles et aquarelles de Kandinsky, Gontcharova, Malevitch…, tous honnis par Staline. Comme si l'affaire Beltracchi n'avait pas eu le moindre effet.

L'experte Aya Soika, spécialiste de Max Pechstein sollicitée dans cette histoire, l'affirme : « Il y aura toujours de nouveaux scandales de faussaires. En premier lieu parce que notre société se montre in­dulgente à leur égard, le public allant jusqu'à admirer ces sortes de justiciers étant parvenus à duper les milliardaires du marché de l'art. Mais en quoi sont-ils des génies ? C'est tout le contraire : ils n'ont jamais été capables d'avoir leur style propre », souligne-t-elle. Et de rappeler ce sur quoi tout le monde s'accorde désormais : au fond, Beltracchi ne peignait pas si bien que cela…

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